Résumé La douleur chronique s’inscrit dans une histoire de vie riche. La réponse antalgique doit apprécier les composantes anthropologiques du patient par une méthode renouvelée de rencontre. Les recherches sur la douleur gagneraient à s’ouvrir à la philosophie afin de repousser les zones d’ombre des théories dominantes. Les 33 ans de pratique d’un centre pour les patients souffrant de douleurs rebelles nous conduisent à un modèle de prise en charge fait d’ethnosociologie, de psychoalgoanalyse du malade et du soignant, et de conseils pratiques de communication thérapeutique.

Mots clés Douleur · Cognition · Émotion · Histoire de la
douleur · Communication soignants–patient
Abstract Chronic pain forms part of a rich life story. The
antalgic response must appreciate anthropological components of the patient through a new way of encountering.
Research into pain would benefit from embracing philosophy in order to resolve remaining issues of the dominant
theories. Thirty-three years of practice in a centre for patients
with stubborn pain has led us to an ethnosociological treatment model, psycho-algo-analysis of the patient and of the
carer, and practical advice on therapeutic communication.
Keywords Pain · Cognition · Emotion · History of pain ·
Patient carer communication

Introduction

La douleur est une chose humaine, donc une approche de raison est utile pour en parler. Il faut rester lucide sur la richesse des expériences de souffrance et de douleur que traverse l’Humanité. Ainsi, une méthode anthropologique d’étude de la douleur sera proposée dans les lignes qui suivent. Du côté des soignants, il faut savoir par quel regard on va reconstruire ce qui nous est donné de voir de la souffrance de l’autre. La littérature apporte une source intarissable des différentes impressions sur chacun d’entre nous du discours de souffrance. L’objet lui-même de notre étude, douleurs– souffrance, nécessite un temps de recherche par la méthode de la médecine fondée sur les preuves, mais également un temps pour ce qu’on appelle l’épistémocritique (c’est-à-dire comprendre le problème d’une discipline par les outils d’une autre discipline). Ainsi seront exposés, selon trois chapitres, les trois regards qui en permanence animent notre équipe de prise en charge des douleurs chroniques rebelles depuis 33 ans à Montpellier. Le regard littéraire, ou le roman de la douleur, le regard philosophique, ou algologie critique, et enfin le regard esthétique pour un apprentissage de l’harmonie dans la rencontre thérapeutique. Ces trois approches sont intriquées de façon subtile, dans un temps restreint, pour faire naître l’efficacité ressentie par le patient. Même si l’on expose
un aperçu de la méthode multidimensionnelle d’approche, rien ne remplace les informations acquises lors de l’observation réelle de patients pris en charge au centre. Socrate découvre et enseigne à ses disciples, Platon explique et publie [25].
Un effet ontologique chez le patient est recherché. Depuis 1956 et l’apport conceptuel de Bonica [4], on redécouvre cette maladie particulière oubliée en tant que problématique médicale pendant des siècles, la maladie douloureuse chronique. La quantité de progrès thérapeutiques depuis est inversement proportionnelle à la masse d’informations accumulées. Des questionnements critiques s’imposent. L’efficience des études n’aurait-elle pas été plus grande, si milieu observateur et patient n’avaient pas été oubliés autour de la plainte ? (La recherche translationnelle rattrapera-t-elle ces oublis au moment où les moyens économiques sont réduits ?). La douleur chronique est la gestion d’un système complexe. La médecine de la douleur, par certains aspects, pourrait être l’activité d’audit des échecs des prises en charge standardisées des patients. C’est cette passion intellectuelle que cet article essaie de communiquer et le début de la méthode qui va avec.
« La douleur est questionnement, le plaisir est réponse »,
disait Paul Valéry dans ses réflexions philosophiques

La littérature

Le récit algologique n’est pas qu’un temps passif de rencontre du patient. C’est déjà le résultat de l’utilisation de votre grille de compréhension et de votre élégance dans le contact. Les deux autres chapitres, philosophique et esthétique, visent à approfondir la théorie et la pratique de la déconstruction du récit algologique. Cette attention à la parole du souffrant est fondée sur deux liens. Le premier est contenu dans le corpus hippocratique [18], c’est la méthode des périodentes. Elle consiste en la collection de multiples cas
présentant un symptôme dominant bien classique, un mal de tête, le zona, etc., et pour chacun de ces symptômes, Hippocrate faisait un recueil exhaustif le plus large possible de tous les éléments contextuels du patient. Ainsi, en même temps que le symptôme présenté par le patient, sont relevés son habitat, dans les terres ou près d’un lac, son travail, ce qu’il mange, ses habitudes ludiques, enfin toute une série de paramètres qui individuellement ne semblent pas importants, mais qui une fois connectés font un tableau unique de la personne souffrante. La répétition pour des dizaines de tableaux crée des similitudes syndromiques.

Deuxièmement, à partir de là, émerge une matrice étiologique multiparamétrique, respectant l’unicité de l’homme malade mais aussi un profil complexe reproductible [27]. Professeur Charon a popularisé cette approche [6] : la simple clairvoyance plutôt que le double insu. Les trois récits qui vont suivre ont une valeur clinique individuelle forte, et constituent également un regroupement de mécanismes biopsychosociaux que l’on pourra chercher et retrouver dans d’autres histoires de patients douloureux. Ils pointent vers des aspects encore étranges de la douleur : la maïeutique algologique pour le premier, l’algologie heuristique pour le deuxième et l’éthologie algologique pour le troisième.

Premier récit (l’identité est modifiée) : plus légère sera la chute d’Eugène d’Acier

Le jeune capitaine, parachutiste, se voit confier une mission en 1973 : essayer de libérer du fond du désert du Tchad l’une des premières otages françaises, ethnologue. Malheureusement, son premier parachute se met en torche comme le second, d’où une chute inexorable à 90 km à l’heure. Ce patient, devenu un des formateurs au diplôme de la douleur, a survécu à ces circonstances exceptionnelles. Brutalement à terre, il est sidéré. À partir de là allait commencer le plus grand combat de sa vie. Aucun de ses organes vitaux ne fut atteint. En revanche, l’écrasement provoqua le tassement de 15 vertèbres et la section d’une grande partie du nerf sciatique. Le patient se mit à prendre les minutes de sa nouvelle vie les unes après les autres en considérant que chacune relevait d’un petit challenge, donc facile à surmonter. Au bout de six mois, il décida de se rapprocher de son « corps d’origine », le régiment parachutiste. Boitant énormément,
mais maintenant quasiment autonome, il décida de poursuivre son travail puis le sport et des semi-marathons. Les séquelles mécaniques sur son squelette ont provoqué une
démarche bancale, sans commune mesure avec ce qu’aurait pu laisser croire l’état de ses os à l’imagerie. À la fin de ce récit qui déclenche pour le public des médecins du diplôme de la douleur une fascination hypnotique, je pose une question à M. Eugène d’Acier : avez-vous eu de la douleur, lors de ce périple ? Non, jamais ! me dit ce miraculé
avec un ton toujours égal, et qui pour nous rassurer rajoute qu’il n’est pourtant pas insensible aux douleurs.

Épilogue :

Peut-être de par son prénom Eugène avait-il les bons gènes. En effet, ses quatre grands-parents sont d’origines française, roumaine, espagnole et autrichienne. Il y a
cinq ans je reçus un coup de téléphone affolé de M. Eugène me racontant qu’il avait depuis quelques jours des fourmillements et des décharges électriques gênantes sur le trajet de son nerf sciatique. Je me permis de lui conseiller la prescription par son médecin de quelques milligrammes d’un antiépileptique. Un contact à trois semaines me rassura. Il avait en quelques jours fait disparaître les uniques douleurs. Paradoxalement, pour bien montrer au début de l’enseignement du diplôme que la douleur est complexe, ce témoignage pose bien des remises en question pour les futurs algologues.

Deuxième récit : plus lourd est le détail de Catherine Brillante

Cette patiente est docteur en physique. Sa vie est marquée par l’absence d’amour maternel, un père rigide, une sœur préférée des parents. Elle en tire une maturité précoce à la
fois émotionnelle et intellectuelle. Nous la rencontrons il y a 15 ans. Quatorze interventions rachidiennes se sont succédé ;
la patiente est en dépression, son objectif est clair : mettre fin à ses jours. Notre abord consiste à la valoriser : pour la première fois, elle va plus nous apporter que nous à elle. Cette posture redonne du pouvoir aux patients abandonnés par la médecine et évite, aux dires de la patiente, qu’elle ne passe à l’acte suicidaire juste après notre première consultation. Il s’ensuit une prise en charge algologique classique, faite d’éducation thérapeutique, de traitements morphiniques, d’antidépresseurs, de consultations infirmières puis de technique de relaxation, de neurostimulation transcutanée et de séances d’hypnoanalgésie. Le plus gros travail restait à venir (avenir) après le retour de la confiance. Tous les trois mois, des consultations médicale et infirmière allaient se succéder. Un investissement nouveau lui a permis de devenir patiente
référente au diplôme de la douleur. La consultation d’algologie doit casser la logique des consultations antérieures porteuses d’échecs. Bien sûr la patiente boite, mais la plainte la plus forte est neuropathique sur le trajet du sciatique poplité externe. Huit ans après le début de la prise en charge, lors d’une consultation relatant les progrès sur le plan physique, psychologique et social, Catherine nous a révélé une association d’idées, un détail pouvant être explicatif d’une partie des phénomènes de douleurs rebelles. On retrouve souvent chez les patients, si on recherche, l’importance du détail non pathogène intrinsèquement. Catherine, nous fit ce rapprochement de deux éléments éloignés dans le temps mais si proches dans la perception corporelle. La brûlure de la face externe de la jambe et du pied, qui la torture depuis des décennies nous dit-elle, c’est en fait la même que la douleur qu’elle a perçue sur cette même jambe à l’âge de 12 ans quand elle s’est fait violer par des soldats sur une bâche de camion militaire. Le système limbique construit la part émotionnelle du schéma corporel. Ces traces sont intemporelles. Elles permettent ainsi au psychisme de mieux gérer l’insupportable en se focalisant sur un détail. La douleur est peut-être moteur de résilience intellectuelle, et ce détail un moyen de résilience corporelle. Le partage avec la patiente montre combien il y a chez elle une capacité de reformatage du symptôme de la souffrance et du sens. En informatique, quand un logiciel dysfonctionne, on ne jette ni le programme ni l’ordinateur. On essaie de comprendre la configuration générale du blocage, ou de déterminer le virus informatique,
tel un grain de sable, qui altère les capacités du programme. La médecine fondée sur les preuves doit prendre de la hauteur. La plainte rebelle reprogramme le corps douloureux, harmonisant les traces du passé avec la vie présente et l’avenir (la madeleine et le petit pan de mur jaune de Proust) [26]. Ces comparaisons sont des outils d’éducation thérapeutique.

Troisième récit : le passif symbolique, le présent algique de France Victoire

Il y a quelques années, une jeune femme de 39 ans est adressée par un professeur de dermatologie, afin de prendre en charge la douleur d’un psoriasis généralisé, rebelle à toutes les thérapeutiques. Ce qui frappe à la vue de la patiente, c’est la dissociation entre un visage serein et les lésions cutanées impressionnantes : véritable plaie vivante. La première interrogation est : comment supporte-t-elle de telles lésions, avec un tel détachement ? Donc je n’engage pas de questionnement sur ce symptôme trop évident. La deuxième impression est le côté déterminé, androgyne et des habits d’un autre siècle. Cela me pousse à orienter la consultation sur l’état civil. Elle vit en concubinage avec une compagne. À la quatrième minute de la consultation, ces questions suscitent des réponses sur un mode banal et pour moi d’un grand intérêt pour la compréhension de ses valeurs. Ses choix affectifs m’incitent à questionner France sur les conditions de son éducation. La progression dans la consultation doit se faire sur un mode empathique sincère qui prouve l’intérêt pour l’originalité de l’histoire avant la composante algique. Ainsi, je me risque à deux questions qui me paraissaient évidentes dans le déroulé de ce début d’histoire. Premièrement : « mais avez-vous eu un père présent durant votre éducation ? » La question n’étonne pas la patiente. Non seulement, elle n’a pas connu son père, mais ajoute-t-elle, « ma mère dépassée par la situation ne m’a pas élevée ». Ma seconde question tombe alors à propos. « Votre grand-mère vous a-t-elle élevée ? » (lien avec les habits vieillots). « Oui, me répond-elle, et depuis son décès, mon psoriasis résiste à tous les traitements . » Le médecin algologue doit toujours rechercher une logique inconsciente, une information apparemment improbable, surtout quand une logique étiopathogénique saute aux yeux. Je continue donc à me laisser porter par le contexte affectif du foyer de son enfance. « Mais vous n’avez pas eu de grand-père ? » Ce qui est étonnant dans ce début de consultation c’est de voir sa facilité de réponse et le soulagement de voir qu’on s’attache plus à sa personne qu’au symptôme. « Non, après le décès de mon grand-père suite à la guerre de 1914–1918, ma grand-mère ne s’est jamais remariée ». Dans la description de cette consultation, c’est la patiente qui guide le questionnement. Ce que j’appelle l’hypnose diagnostique. En effet, ce sont les détails de
l’habitus de la patiente qui guident dans le monde biopsychosocial. Le médecin est presque mis en transe s’il se met à percevoir l’émotion de la rencontre. La dernière question que je pose à la patiente, comme une évidence, est issue de cette logique de consultation. Détachée du vécu de cette consultation, elle ne peut être comprise, mais dans la véritable empathie curieuse que le médecin de la douleur provoque pour comprendre les aspects cachés d’une douleur chronique, la question qui suit n’est plus étonnante. « Mais de quoi est décédé votre grand-père ? ». La patiente me raconte alors le récit qui a bercé son enfance jusqu’à ses 18 ans. « Mon grandpère, me dit-elle, a été gazé à la guerre. Quand il est revenu, ce n’était qu’une plaie vivante. Ma grand-mère l’a soigné quelques années avec courage et dévotion, puis il est mort. » J’ai repris l’expression de France : comme une plaie vivante !
J’étais à la fois étonné de la similitude de ce récit par rapport au psoriasis rebelle de la patiente, mais également satisfait de cet échange à propos d’un psoriasis rebelle, qui nous renvoie aux fondements de la personnalité d’une femme sur deux générations. La patiente gardait toujours le même flegme, avec ce léger sourire ironique, son inconscient seul peut-être avait compris, qu’il y avait quelque chose d’incompréhensible, d’indicible. Quelques médications antalgiques complémentaires ont été proposées. La patiente m’a chaleureusement remercié pour cet échange. Le récit ne dit pas si elle a guéri, car elle a été perdue de vue. On ne tire aucune conclusion de ce récit, mais on doit s’interroger sur d’éventuelles sources à la fois génétiques, épigénétiques, comportementales et culturelles, éthologiques et transculturelles, accompagnant certaines pathologies incomprises d’auto-immunité.

Philosophie au-delà du principe de douleur

La société la plus analgésique de toute l’Histoire

En ce début de millénaire, en France, nous pouvons constater que le succès de l’hygiène, de l’éducation et de la médecine a permis d’établir une société qui est une des plus
analgésiques auxquelles l’Humanité ait été confrontée. Pourtant, paradoxalement, le message, les discours, les craintes sur la douleur n’ont jamais été aussi présents. Le
livre de Knibiehler, L’histoire des mères [20], raconte l’horreur du quotidien de chaque enfant, mère ou travailleur il y a 15 générations. On est au bord de la nausée à
l’évocation du quotidien, où la douleur dentaire était une constante et les accouchements mortels pour la mère ou l’enfant une fois sur trois. Mais comment faisaient-ils ?
C’est l’observation sociologique qui s’impose à la fois pour comprendre la douleur des générations passées, mais surtout la douleur de ceux qui vivent dans des conditions proches de celles du Moyen Âge, aujourd’hui. Parallèlement à ces douleurs aiguës, un médecin de l’école vitaliste de Montpellier, Boissiers de Sauvage, avait déjà décrit des
sujets porteurs de la maladie douloureuse chronique en 1750 [3]. Une société qui vivait des douleurs quasi animales, comment s’adaptait-elle ? Un discours théologique
donnait un sens supérieur à ces souffrances contingentes.
On retrouve les stigmates de cette pensée à travers le célèbre tableau des Hospices de Beaune. Ce polyptyque montre comment les individus de la société du XVe siècle se représentaient les expériences douloureuses qu’ils traversaient. Dans ces représentations, la logique était grande, en haut Jésus, en bas l’ange Gabriel, à droite l’enfer, à gauche le paradis. Loin de croire à la naïveté de ces représentations, il faut surtout se référer à la puissance évocatrice de ces images et à leur impact sur chaque individu en douleur pour stimuler les systèmes de contrôle affectif (par une foi sincère) et cognitif (en donnant un sens logique pour l’époque à la souffrance). Même les « tutelles » étaient représentées par les portraits du couple de nobles qui a financé le polyptyque.

Algosociologie et psychosociologie

Algosociologie ou mutation sociologique.

Exemple de la fibromyalgie

Nous avons vu combien l’équilibre entre la douleur montant vers le cerveau et les systèmes descendants de contrôle de la douleur pouvaient avoir des différences en fonction de la géographie ou des époques. Dans les plus anciennes consultations de la douleur, de plus de 30 ans, les conditions sociologiques des patients douloureux chroniques changent. La société s’est rapidement et majoritairement urbanisée, la mondialisation est croissante, et le couple a révolutionné ses repères. Ces éléments modifient les conditions de représentation corporelle et la qualité des systèmes de contrôle de la douleur. De 1945 à 1980, la société passe d’un monde rural à un monde urbain. Cette mutation rapide est une souffrance sociologique globale. Pour faciliter ce passage, les groupes humains inventent une maladie douloureuse qui va constituer les contre-feux de cette souffrance. Une partie des sujets de cette population en mutation va porter le flambeau de cette résistance au changement tout en l’accompagnant.
À cet égard, les femmes, peut-être plus courageuses, mais également plus anxieuses, vont développer en grand nombre une tétanie, avec crises démonstratives. La médecine n’a pas eu d’explication ni de traitement pour cette maladie. De fait, après les années 1980, il y a spontanément régression puis quasi-disparition de ce problème. La théâtralisation de la crise de spasmophilie constitue le meilleur moyen d’extraversion de l’inconscient sociologique en mutation (résilience sociale).
À partir des années 1980, en substitution de la spasmophilie, explose la fibromyalgie. Je pose comme hypothèse que depuis cette époque, la société vit la transformation
d’un mode de vie local à un mode de vie mondial, terrible mutation et souffrance sociologique diffuse. Certains individus, les plus courageux et émotionnellement fragiles, surtout
les femmes, relèvent le flambeau de cette souffrance du corps et de l’âme dans le travail. À une époque où il faut toujours travailler plus, porter seulement une bouteille d’eau
constitue un acte épuisant et douloureux. Ces 3 % de la population atteints par la maladie sont à la fois le reflet de cette souffrance sociale inconsciente et le moyen pour le
reste de la société de muter. On peut penser qu’aux alentours de 2020, spontanément, sans traitement, la fibromyalgie va décroître au profit d’une troisième maladie, encore quiescente. Cette analyse algosociologique ne se substitue pas à l’interprétation physiologique ni psychologique de la fibromyalgie, mais s’y ajoute.

Psychosociologie

Au cours des trois dernières décennies, on assiste à une évolution des profils de personnalités psychiatriques.
Depuis 25 ans, nous pratiquons chez les patients le test informatisé du MMPI (inventaire multidimensionnel de la personnalité du Minnesota). Nous avons constaté au fur et à
mesure des années une évolution des profils, allant au début d’une composante névrotique dominante vers, aujourd’hui, des profils prépsychotiques [5]. Après le temps des antidépresseurs et anxiolytiques, le temps des antipsychotiques viendrait-il ? Ce test du MMPI est un miroir de l’inconscient du patient par le fait qu’il répond seul à 550 questions Traitement de la douleur autant éthique qu’économique
Le marché de la douleur représente 20 % des consultations en médecine générale en Europe et 15 % de la population générale souffrent de douleurs [13]. Un sujet qui entre dans la douleur chronique n’en sort jamais totalement. Et l’avenir reste sombre pour les équipes de prises en charge de la douleur pour trois raisons :
• traiter la douleur chronique c’est gérer les échecs des autres médecins ;
• dans la construction d’une douleur chronique, les contraintes que la société impose à chacun de ses membres participent à la construction de la douleur ;
• dans la genèse d’une douleur chronique, les patients s’aperçoivent qu’un choix de vie, de valeurs ou des épisodes psychiques pénibles ont quelque chose à voir dans
la pérennité de leur plainte.
En conclusion, ni les confrères, ni la société, ni les patients ne tiennent réellement à soutenir ces équipes de prises en charge de la douleur si dérangeantes [10].
La douleur casse les codes et les hiérarchies.
Les outils pour une pédagogie aux patients douloureux
Des outils pour traiter, plus que pour mesurer : objectiver le subjectif [14].
• Des questionnaires d’adjectifs sous forme d’icônes peuvent aider, telle l’horloge de la douleur [9] (Figs. 1, 2) ;
• des outils de langage pour contourner le verbe. Les patients douloureux décrivent leur douleur avec un texte libre, le dessin du corps altéré ou symbolisé. Ces moyens
graphiques ou littéraires sont réalisés au début et à la fin d’une période de prise en charge. Ils objectivent ainsi les modifications du fonctionnement symbolique, émotionnel
et corporel du patient.
Depuis les travaux de Turk et Rudy [29], nous savons que le pronostic évolutif des patients douloureux chroniques est plus déterminé par le groupe biopsychosociologique défini
au MPI (index multidimensionnel de la douleur) que par la pathologie causale initiale. Trois groupes dominants sont décrits et retrouvés chez nos patients :
• les dysfonctionnels : patients dont le corps, l’humeur et la socialisation sont altérés. Les aider améliore proportionnellement les trois ;
• les dyscommunicants : la douleur chronique est le seul moyen de communication avec l’environnement (syndrome névrotique dominant) ;
• les battants : la douleur est un moyen de poursuivre ou revivre leur destin marqué depuis l’enfance par des combats.

Un nouveau groupe de représentation sociale : le douloureux chronique

Dans une société de performance, 20 % des individus semblent ne pas pouvoir accepter les règles dures du contrat social. Les patients exclus de la performance pour raisons
physiques ou psychiques évoluent vers la douleur chronique.Dans ce sens, discours et structures de prise en charge de la douleur constituent un justificatif de ce nouvel ordre social :


Fig. 1 Horloge de la douleur en langue française


Fig. 2 Horloge de la douleur en langue arabe

la maladie douloureuse chronique, voie d’entrée dans les troubles musculosquelettiques (TMS) dus au travail.
Cette organisation est corroborée par le langage. Le logiciel d’analyse textuelle ALCESTE permet de repérer la fréquence des mots, des verbes, des rapprochements, afin de
classer les patients par groupes de fonctionnement identitaires, pour plus tard envisager un programme éducatif et une prise en charge adaptée au mode de gestion du corps, du mental et du langage [19,31]. Les trois groupes repérés par la structure du discours sont les mêmes que ceux observés par Turk et Rudy cités plus haut. Ces trois groupes sont les « depressiants » empreints de valeurs terriennes, les « conversants » utilisant le symptôme pour communiquer et les « limitants » qui vont jusqu’à un extrême pour se
reconnaître (attitude à risque, multiopération, certitude d’organicité).

Esthétique

La rencontre avec la douleur du patient est un temps esthétique, au sens de la mise en pratique de ce domaine philosophique. En effet, juste avant de commencer à écouter
l’autre, en consultation, on est face au vide absolu. Tout est à repenser pour comprendre l’histoire d’une vie de souffrance. Il faut adapter son imaginaire, son raisonnement
pour rentrer en harmonie avec la configuration des logiciels du patient. Nous répétons là l’idée originelle de la pensée psychanalytique.
Elle fut formulée par Heidegger [17] en 1927 dans son livre Être et temps. Ce vide que nous ressentons tous, c’est autant celui du patient que celui du soignant. Notre particularité est de devoir nous exprimer dès notre présence à l’autre. Le patient attend que quelque chose se passe pour combler ce vide terrifiant en lui et autour de lui causé par la douleur. C’est un vide du temps et de l’espace, mais le seul moteur de la construction thérapeutique. À ce propos, on vient de parler de l’autre sans savoir qui il
est. Un autre philosophe nous a donné quelques pistes : Levinas [24] essaie de montrer que communiquer, c’est en fait parler avec son miroir intérieur à un autre caché. L’autre de l’autre parle avec l’autre de moi porté par l’émotion du visage de chacun. Et ces autres objet et objectif du lien thérapeutique, c’est ce que le praticien de l’antalgie cherche à
connaître, parce qu’il est moteur de l’écoute créative. « Une cure algologique » ne fait que faire retrouver aux patients ses capacités de recréer du vivant et donc de rétablir l’équilibre entre antérieur et intérieur (temps et être).
Dans le traité de la réforme de l’entendement, Spinoza [28], bien avant les penseurs précédents, distingue plusieurs espèces de perceptions complémentaires :
• la perception empirique (sensations éprouvées) ;
• la perception déductive (l’algologue, comme pour les trois récits, met en action l’observation et le raisonnement à travers la rhétorique) ;
• la troisième perception est dite essentielle (vertu de saisir essence et harmonie de la chose perçue).
À l’intérieur de ces trois perceptions du domaine de la philosophie théorique, Lacan dit [21,22] : « l’inconscient est structuré comme un langage ». Il met en application cette
hypothèse pour expliquer le mécanisme de fonctionnement de l’analyse. La parole écoutée du patient révèle l’ensemble de sa structure. Ce langage sera expliqué dans le séminaire réel symbolique imaginaire (RSI) : il est fait d’une part de réel, ou vécu comme tel, de symbolique, grammaire du fonctionnement, et d’imaginaire.
Comme l’analyse, issue de la pratique hypnotique apprise à Freud [8] par Bernheim (école de Nancy), la recherche du moyen de soulager en algologie doit aussi comprendre ces trois principes : utilisation de métaphores pour agir sur l’imaginaire, de rhétorique pour agir sur le symbolique, et de médiation corporelle pour agir sur le corps. On crée ainsi
un autre sens à l’état de douleur. Cet effet sens du discours algologique, il faut qu’il soit crédible et assimilé ; ainsi, il aura un retentissement sur le réel. Quand il y a échange, la
rhétorique associée à l’imaginaire crée un nouveau réel du patient. On part d’une image, on la croise avec un discours, on obtient un effet qui peut changer le discours, révélant une autre facette de l’image. Dans ce jeu communicationnel, l’imaginaire est réel, le réel est grammaire symbolique, le symbole est image.
Dans ce registre, la personnalité d’Artaud [1] est allée jusqu’à l’extrême de la douleur et de sa description sur luimême (une vie pour résister à la schizophrénie : « Je ne suis
né que de ma douleur », dira-t-il). Une vie qui côtoie le précipice mais qui, pour ne pas tomber dans le vide, saisit des lianes faites de poésie, d’idées et d’objets. À moindre
mesure, la douleur se crée chez un sujet en économie de crise (« La douleur est le passage à un état de moindre perfection », Spinoza).
On n’est pas loin de la théorie de la douleur de Le Bars et Willer [23] qui disent que la douleur d’une partie du corps devient désagréable quand le cerveau construit cette sensation par la suppression de la conscience des autres parties du corps non altérées. Pour prolonger cette vision, je dirais que le vide du schéma corporel s’associe au vide des émotions et de la cognition. On n’a plus le cœur à rien et plus la tête à ça. Donc la douleur est un vide total du corps, du cœur et de l’idée. Voilà pourquoi il faut une consultation globale pour réveiller le bruit de fond du corps, du cœur et de la raison. La morphine ne fait pas autre chose pour arriver à l’antalgie.
L’échange proposé durant la consultation n’est ni une recherche de la réalité du patient ni une simple construction mentale du thérapeute ; « c’est un lieu de recréation du monde intérieur différent du monde avec idées et douleurs, par le jeu avec les briques élémentaires du patient, faites de sensations, de sentiments et de représentations mentales »
(Derrida [7]). Durant la consultation, l’inconscient du patient accepte de jouer cette construction et cette déconstruction si la communication, discipline noble, est bonne.
Rendons hommage au premier philosophe classique Socrate. Son objectif était de rendre plus sage par la connaissance de notre ignorance. « Je sais que je ne sais rien »,
disait-il. Cette posture est garante de l’humilité. Lacan dira que toute analyse sert à faire découvrir qu’il n’y a rien à découvrir mais qu’il faut assumer le vide de l’être. Socrate
est le précurseur de l’analyse pour l’apaisement des souffrances. Par le questionnement somatique alterné avec les échanges émotionnels et sous couvert d’un accent adapté à
la socialisation du patient, nous sommes dans une posture socratique.
Grand critique philosophique, Barthes [2] montre l’importance de la sémiologie. « Nommer c’est soulager », disait-il.
La posture du médecin de la douleur est la suivante : ce que l’on pourra faire pour l’autre dépendra de ce que l’autre nous donne dans l’échange. L’information douleur supprime toute temporalité passée et future, en densifiant le temps présent. La douleur est inscrite dans l’espace et dans le temps (la douleur est un « d’où l’heure »). Cela veut dire que la douleur inscrit sur un lieu du corps un temps ancien de souffrance, mais également un temps de vie, un lieu ancien de souffrance du corps.
Tout se passe comme si la douleur révélait en nous des grottes, des labyrinthes, artefacts du processus ayant conduit à notre humanisation. Cette structure inconsciente complexe a une partie figée, mais de possibles modifications plastiques de ses logiciels gérant cœur, corps et tête.

Application pratique. L’enjeu esthétique de la consultation passe par l’apprentissage de la communication

• Qui est l’observateur de la souffrance ? Vous avez porté un diagnostic de personnalité sur votre patient (patient dyfonctionnel, dyscommunicant, battant), maintenant
faites une introspection, car le médecin doit s’interroger et se former sur la personnalité qu’il dégage. Vos patients, en une seconde, vous attribuent un personnage [12] :
– le « scientifique froid », ou frère, à grande compétence ;
– le « médecin brillant » ou amant qui séduit sa clientèle ;
– le médecin paternaliste qui anticipe déjà ce que le
patient craint…
Le médecin doit chercher cohérence entre traits et raisonnement, émotion et geste ;
• phénoménologie. Analyser les dires du patient nécessite une lecture simplifiée de l’environnement du douloureux ; ce canevas se décline en cinq chapitres. Tout au long
d’une consultation, ouvrez chacun de ces chapitres, faites une synthèse, le patient aura la satisfaction que tout son être souffrant est digne de reconnaissance. La séméiologie
douloureuse comme les trois contrôles est façonnée par les cinq domaines (Fig. 3) :
– l’état physique ;
– l’importance de la notion de paternité et maternité ;
– l’importance de la profession et de la hiérarchie dans la
société ;
– l’importance du foyer ;
– le type de communicabilité du sujet.
Ce guide phénoménologique de soutien à la consultation présente deux avantages. Premièrement : c’est un moyen de diagnostic global [11]. Sans préjuger des conceptions et des représentations du patient, vous allez provoquer des liens et réminiscences de mémoire corporelle, émotionnelle ou intellectuelle qui vont orienter les réponses à vos questionnements dans un sens nouveau. La succession de ces « sondages » des mémoires (des aires du cerveau) ouvre un cheminement diagnostique original qui éclaire de façon révolutionnaire le diagnostic pour le médecin et sort le patient de l’incompréhension antérieure (en effet la logique n’est plus que médicale, elle est aussi inconsciente). La
valeur pédagogique, cathartique de cette démarche redonne une crédibilité au soignant et reste comme un moment fondateur pour le reformatage des réseaux intégrations de la
douleur. Sa mesure d’efficience ne peut se faire que par un Fig. 3 De la peau au cortex : représentation fonctionnelle de la douleur

outil global de suivi biopsychosocial de gain en santé développé il y a dix ans et facilement traçable à chaque consultation [13].

Conclusion

La médecine moderne pour s’épanouir ne doit pas faire disparaître le médecin philosophe honnête homme, mais le réveiller. Depuis 33 ans, nous avons tissé une école de
comportement adaptable aux patients dans leurs diversités humaine, sociale et culturelle. La méthode comprend des outils de médiation, d’éducation, d’évaluation pour rencontrer les aspects de la souffrance, tant en consultation qu’en hospitalisation. Un millier de médecins a été formé à la méthode et aux objectifs pour bien intégrer le centre de la douleur dans sa région. La pratique de cette médecine de la douleur ne se conçoit qu’en ouverture avec infirmiers et stagiaires médecins présents à tous les stades de la prise en charge.
Conflit d’intérêt : l’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt.

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