F.LORIN, D.KONG A SIOU, P.OLIVE, M.DRAUSSIN, C.MANN, P.GINIES

Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur,

CHU de Montpellier

Résumé : Depuis les premiers écrits médicaux, la douleur est une permanence dans l’histoire de l’Art médical. Aborder la douleur, c’est observer et comprendre une période historique, assister à l’évolution des conceptions et à l’amélioration des soins. La douleur est un paradigme et son traitement n’a pas toujours été une priorité.

Summary : Since the first medical writings, the pain is a permanence in the history of the Medical art. To approach the pain, it is to observe and include/understand a historical period, attending the evolution of the designs and the improvement of the care.  The pain is a paradigm and its treatment was not always a priority.

Mots clés : Histoire, douleur, philosophie, médecine, chirurgie, traitement.

Introduction :

Symptôme bruyant et émouvant, la douleur suscite depuis l’aube de l’histoire de la médecine les réactions les plus variées. D’une certaine manière, la douleur a structuré en partie l’histoire médicale (2).Dès l’origine apparaissent en médecine deux champs classiques de la douleur. Chez la femme, la douleur est obstétricale et est une fatalité. Chez l’homme, nous lisons la douleur de guerre, douleur de l’amputation, douleur de disparition.

 

1-L’Histoire commence au VIème siècle avant JC. À trois endroits éloignés de la planète surgit une fulgurante réflexion philosophique. La pensée se dégage de la religion et de la toute puissance des dieux. L’homme pense par lui même et transmet. Confucius en Chine élabore une philosophie pragmatique centrée sur le lien entre les hommes. Bouddha en Inde énonce ses quatre vérités  et propose une gestion de la douleur des hommes. Enfin les grecs se débarrassent de leur mythologie divine et s’interrogent sur l’homme, la nature, l’univers. L’apport grec énonce l’idée que ce sont les citoyens qui décident du sort de la cité, ce qui est une rupture avec l’idée religieuse. Athéna protège la ville, mais elle n’intervient plus dans le gouvernement. La pensée humaine et la raison humaine n’ont pas besoin du secours de Dieu et de la théologie ; elles peuvent critiquer la religion (3). La naissance de la philosophie est un stade de maturation de l’humanité que les philosophes positivistes ont souligné (4). L’histoire de la douleur suit pas à pas l’histoire des hommes, de la pensée, des connaissances et de la médecine. Lire la douleur, c’est lire une époque (10), suivre la douleur, c’est observer les mutations de la pensée.

2-Naissance de la clinique :

Hippocrate de Cos (-460/-370) élabore le Corpus Hippocratum, avec deux soucis essentiels : ne pas nuire au malade « primum non nocere » et renforcer les processus thérapeutiques naturels. Il dégage la médecine des légendes et de la mythologie, de la magie et de la sorcellerie. La maladie n’est plus un châtiment des dieux mais un processus naturel : le médecin doit établir un diagnostic précis, chercher l’étiologie et traiter la maladie. Hippocrate est issu d’une dynastie d’asclépiades (guérisseurs sacerdotaux). Il dégage quelques définitions de la douleur : La douleur a une spécificité clinique. Elle est un signe, un symptôme naturel à évaluer et à respecter. Le traitement antalgique est à proscrire. La douleur est le « chien de garde de notre santé »qui « aboie », pour alerter l’organisme. La douleur est chronique quant le « chien de garde continue à aboyer » (8). Quand deux douleurs coexistent, la plus forte prime : ne dit-on pas que les marins à qui on arrachait une dent enduraient la douleur parce qu’on leur maintenait un doigt au dessus de la flamme d’une bougie !

Galien de Pergame (131/201): Grec d’Asie Mineure, il est le second père de la médecine. A Rome il devient le médecin des gladiateurs puis médecin de l’empereur Marc Aurèle. Œuvre immense basée sur sa pratique orthopédique, la dissection de macaques et grand amateur de débats « disputatio ». Il considère la douleur comme une atteinte du tact. Elle apparaît lorsqu’il y a rupture de la continuité. Elle est définie comme une sensation dont Galien localise le siège dans le cerveau. Il complète la définition d’Aristote qui la définissait comme une émotion « passion de l’âme » située dans le cœur (7). Actuellement la douleur est définie comme une émotion et une sensation. Il est le premier à rechercher dans la pharmacologie et la chirurgie des moyens de lutte contre la douleur et la maladie. Les grecs pensaient l’Homme «humoral ». Plus tard l’Homme sera « électrique », « chimique », « inconscient », actuellement « génétique ». La douleur suit le même chemin.

3-Nos ancêtres les gaulois :

Trois types de médecine coexistent dans le monde gaulois: la médecine incantatoire à fonction sacerdotale, la médecine sanglante ou chirurgie à fonction guerrière, la médecine par les plantes. La pharmacopée gauloise comprend les antalgiques à base de saule de gui et de lierre, dans la tradition druidique, et développe la balnéothérapie pour le gaulois rhumatisant. L’écorce de saule contient de l’acide salicylique (COOH-C6H4-OH), la décoction de gui a des vertus antispasmodiques et les feuilles de lierre soulagent les douleurs rhumatismales et névralgiques. Les trois stations thermales  de Néris-les-Bains -pour le dieu Nerios « source jaillissante »-La Bourboule pour Boruo « sources bouillonnantes et chaudes »-et Luxeuil pour la déesse thermale Luxsa, nous ont laissé d’importantes traces.

4-Le Moyen âge :

L’Eglise fige la médecine : la littérature philosophique et médicale grecque disparaît, le galénisme interdit la dissection d’humains, l’expérimentation et néglige l’anatomie au profit des seuls débats théoriques. L’Islam est alors tolérant et ouvert. Le médecin arabe nestorien Hunain Ibn Ishaq à Bagdad traduit au 9ème siècle tous les ouvrages médicaux de l’Antiquité (5). Avicenne utilise l’opium, le saule et la mandragore. Cette plante est riche en alcaloïdes parasympatholytiques délirogènes. L’inhalation d’un mélange de mandragore jusquiame et opium a un usage somnifère et antalgique. Le montpelliérain Gui de Chauliac chirurgien du pape Clément VI à Avignon, réalise une  trépanation pour traiter les migraines du pape. Contre la douleur, il propose « l’évacuation » ou la ligature. A la suite de Saint Augustin « Nul ne souffre inutilement », le christianisme positionne doublement la douleur : soit châtiment de Dieu, soit condition d’une récompense possible dans l’au-delà. Le purgatoire lieu des souffrances physiques est imaginé au 12ème siècle. La morale chrétienne est alors à l’opposé de notre éthique médicale. La douleur est divinisée. Concurrence et rivalité prolongent l’obscurantisme.

5-Naissance de l’individu :

La Renaissance et la Réforme protestante bouleversent la morale, introduisent la pensée positiviste, inaugurent la démarche scientifique. Vésale reprend la dissection de cadavres humains et corrige l’anatomie de Galien. Ambroise Paré, chirurgien barbier de quatre rois de France soigne sur les champs de bataille des guerres de religion et pose les fondements de la chirurgie. L’apparition des armes à feu entraîne de nouvelles blessures. « La première intention d’un chirurgien doit être d’apaiser la douleur ». Il promeut le nettoyage des plaies, la chirurgie conservatrice, la ligature et l’hémostase. Il décrit les névralgies et la douleur du membre fantôme. Calvin définit la grâce et la prédestination, le corps n’est plus dépendant de l’église, le corps s’affranchit du dolorisme et de l’expiation. Il n’y a plus obligation de rachat des péchés. Montaigne oeuvre pour l’expérience laïcisée de l’individu, un corps assumé dans la vérité de ses sensations. Il inaugure l’autobiographie et définit la douleur comme le « souverain mal ».Il pense la douleur en proximité avec la mort ce qui redouble nos craintes. Durant une partie de sa vie, Montaigne souffrira d’une lithiase urinaire et recherchera l’ataraxie épicurienne, l’absence de mal.

6-A l’âge classique,

le dualiste Descartes nous dit que la douleur est une perception de l’âme et situe le lieu de convergence de toutes les sensations dans la glande pinéale. Une araignée au centre d’une toile. Spiderman dans le web. Conséquence du cogito, l’animal ne souffre pas puisqu’il ne pense pas qu’il souffre…L’Homme ne peut décidément pas perdre sa place au sommet de la création ! Sydenham expérimente le laudanum: vin d’Espagne opium safran cannelle girofle. La douleur est un afflux désordonné d’esprits animaux. La Rochefoucauld dénonce le piège narcissique d’un Pascal mélancolique glorifiant l’endurance à la douleur. Le 17ème est un siècle de débat sur l’expérience intime de la douleur.

7-Le Siècle des Lumières :

La douleur se laïcise dans la conscience médicale. Le philosophe empiriste anglais Locke réfute la doctrine de Platon et de Descartes sur les idées innées, antérieures à toute expérience dans l’esprit humain. La sensation associée à la réflexion, est le point de départ de toute connaissance. Il penche plus pour la culture que pour la nature. La recherche va approfondir la notion de sensation, donc de sensibilité. Il y a un retour de la clinique, de la séméiologie et de la médecine d’observation. L’utilité de la douleur pour l’Homme est réévaluée : « Amie sincère, elle nous blesse pour nous servir », « C’est le tonnerre qui gronde avant de frapper ». Trois écoles médicales s’affrontent : Les mécanistes pour lesquels la douleur est la conséquence d’une distension des fibres. Les animistes pensent que la douleur est le signe d’un conflit intérieur ; ils ouvrent une interprétation psychologique du symptôme, étonnante intuition préfreudienne. Le montpelliérain François Boissier de Sauvages (1706-1767) écrit dans son Traité des classes des maladies (1731) : « L’instinct regarde comme mauvais ce que la raison avait trouvé bon. De là l’origine des maux tant moraux que physiques ». Il est le premier à écrire les termes de maladie douloureuse chronique : « il existe des gens souffrant de la gravelle et d’autre de la gangrène, mais je rencontre aussi des hommes souffrant beaucoup et longtemps je les appellerais souffrant de la maladie douloureuse chronique ».Enfin les vitalistes s’appuient sur une conception moniste de l’Homme. Ils chantent un hymne à la sensibilité, entre plaisir et douleur, et à l’énergie vitale. La douleur est utile, elle n’est pas un moyen de résignation, mais une lutte pour la vie et requiert un traitement de choc ! Bichat distingue le système nerveux végétatif du système nerveux central. Les douleurs viscérales sont individualisées. Il décrit également la notion de seuil de la douleur. La méthode expérimentale devient incontournable en physiopathologie. Sur le plan thérapeutique, le médecin du 18ème utilise couramment l’opium importé de Turquie. Les vitalistes diffusent l’électricité médicinale après les travaux de Galvani et de Volta. Mais souvent le traitement consistera en flagellation, friction, urtication, moxa et cautère : infliger la douleur pour la guérir. Un univers sadien conforme à l’époque… « Sentir et vivre sont la même chose » disait Diderot.

8-Au 19ème siècle,

les derniers bastions du conservatisme médical sont repoussés. Velpeau porte l’étendard de l’obsolescence : « Eviter la douleur par des moyens artificiels est une chimère ».Larrey est chirurgien des campagnes napoléoniennes. Il met à profit l’état de choc des premières heures pour amputer avant l’arrivée de la réaction inflammatoire. Il veut éviter des souffrances inutiles aux soldats (10). Les chimistes allemands isolent la morphine comme principe actif de l’opium. Le gaz hilarant ou protoxyde d’azote [N2-O] est issu de la fermentation de la bière dans les brasseries ; un dentiste de Boston assiste à une représentation de cirque ambulant en 1842 sur la côte Est. Lors d’un numéro, un homme se plante des aiguilles dans le corps et plus il en plante plus il éclate de rire. Le dentiste Wells décide d’essayer ce produit sur ses patients. C’est la protohistoire de l’analgésie. Mais il se suicidera au chloroforme en 1847, un collègue essayant de lui voler la paternité de sa découverte… Les premiers à défier les dogmes académiques  sont les dentistes du Nouveau Monde et quelques rares chirurgiens. Le tournant se situe en 1847, l’Académie de médecine et l’Académie des sciences donnent enfin leur aval à l’emploi d’analgésiques lors d’actes chirurgicaux. L’opinion publique devenait très pressante. Ether, chloroforme, morphine et protoxyde d’azote sont d’utilisation légale. Simpson obstétricien écossais réalise avec du chloroforme le premier accouchement sans douleur. Le verset 3-16 de la Genèse « Tu enfanteras dans la douleur » est remisé. En 1884 la cocaïne, extraite du coca est rapportée d’Amérique latine. Les ophtalmologues viennois découvrent son action anesthésique locale sur la cornée. Le développement de la seringue hypodermique élargit encore le champ de l’anesthésie locale avec d’autres dérivés : procaïne et novocaïne. Suivent la découverte du véronal et de l’aspirine par Hoffmann et Bayer en 1899.Nous verrons qu’après la seconde guerre mondiale, les anesthésistes seront les novateurs.

9-Naissance de l’algologie.

Durant la seconde  guerre mondiale, le Dr John BONICA, anesthésiste, est assigné à la prise en charge de soldats présentant des douleurs chroniques. Il réalise que les approches limitées aux infiltrations ne peuvent remédier aux problèmes complexes de ses patients. Il propose le concept de l’approche multidisciplinaire et crée en 1961 de la «  Washington University Multidisciplinary Pain Center ».Une équipe constituée d’anesthésiste, psychiatre, neurologue, rhumatologue…Le centre anti-douleur invente une pratique collégiale, pluridisciplinaire, confraternelle  et complice. Le Dr Yves GESTIN  est en 1977 le premier algologue en France, au Centre Anti Cancéreux de Montpellier.

 

A la fin du 20ème siècle, arrive l’ère de la jouissance. La jouissance est collective dans les années 60/70 avec le mouvement hippy communautariste. La jouissance devient individuelle dans les années 80/00.Après les malheurs et les souffrances subis par la génération de la guerre 39-45, la jeune génération du baby boom revendique le primat du principe de plaisir. Fruit de la croissance économique inouïe des pays développés, la classe moyenne revendique les désirs jusque là réservés à une minorité de nantis. Le consumérisme se développe avec l’économie de marché. Nous passons du negotium (travail) à l’otium (loisir), de l’ancienne idéologie bourgeoise basée sur le travail et l’argent, à la culture du loisir et du plaisir apanage de la noblesse. Les progrès de la médecine curative restaurent la prééminence médicale. Qu’il s’agisse des gestes chirurgicaux, ou des médicaments chimiques, l’offre de soins s’élargit considérablement. Le traitement de la douleur devient un objectif de santé publique et d’immenses progrès sont réalisés. Quelques aléas délétères surgissent, les céphalées par abus médicamenteux ou les greffes hépatiques pour hépatites médicamenteuses iatrogéniques (1). Cependant le combat essentiel contre la douleur reste une priorité et ses progrès sont à la mesure de la complexité du problème. Ce combat est d’ailleurs «le propre de l’Homme ». Alors que le plaisir se configure dans l’intime et engendre un sentiment paradoxal de solitude, la douleur déclenche un sentiment de solidarité et d’empathie affective et cognitive. L’imagerie fonctionnelle confirme que les projections corticales cingulaires de la douleur et du lien social sont étonnamment proches.

10-Curieusement

En ce début de 21ème siècle, la douleur resurgit ailleurs : les lésions auto-infligées chez les adolescents sont en efflorescence. L’automutilation redevient une préoccupation épidémiologique (9). Faut il avoir mal pour exister ? Quelle fonction obscure a donc le masochisme gardien de vie chez l’Homo sapiens sapiens ? Microsoft a sorti un jeu vidéo Voodoo Vince, poupée vaudou froussarde qui doit déployer des trésors de masochisme pour sauver sa peau. Vince triomphe de ses ennemis en s’infligeant des dégâts à lui-même. Le slogan est « Partagez ses douleurs ». Etrange pied de nez à nos efforts de sensibilisation et de soins.

Conclusion :

Cette revue rapide de l’histoire de la douleur introduit la question du futur et des voies de recherche. Les neurosciences, les nanotechnologies conduiront probablement à de belles découvertes. Mais notre difficulté restera longtemps pérenne dans le traitement des patients douloureux chroniques rebelles, ceux dont la pathologie multifactorielle se situe aux confins de l’organique et du psychopathologique. Nous vivons le même hiatus scientifique  que les physiciens. Ils échouent à unifier la physique quantique et la théorie de la relativité générale ; nous échouons à unifier la psyché et le soma, les neurosciences et l’inconscient, même si nous avons l’intuition d’un continuum moniste. Le modèle biopsychosocial est le compromis pragmatique actuel mais comme tout compromis, il est promis à évoluer.

Références bibliographiques :

1.BJORNSON E., JERLSTAD P., BERGGVIST A., OLSSON R. , -Fulminant drug-induced hepatic failure leading to death or liver transplantation in Sweden, Scand J Gastroenterol., 2005, 40(9):1095-101

  1. BOURDALLE-BADIE C. –Comment la douleur a structuré l’histoire de la médecine.  In : Douleurs, sociétés, personnes et expressions.11-21, Eshel, 1992.
  2. CHATELET F., – La Philosophie. Tome 1. Hachette, Paris, 1972.
  3. COMTE A., – Cours de philosophie positive, 2 vol. Hermann, Paris, 1975.
  4. HALIOUA B., – Histoire de la médecine. Masson, Paris, 2002.
  5. LORIN F. – La douleur des origines à nos jours. In : La dimension de la souffrance chez le malade douloureux chronique. 29-31, Masson, Paris, 1995.
  6. LORIN F. – Les philosophes grecs et la douleur. Douleurs, 2004, vol. 5, Hors série 1, Masson, Paris.
  7. LORIN F. – La douleur dans la Grèce antique. Douleur et Analgésie, 2005, Edition Médecine et Hygiène, Genève, vol. 18(1):9-11.
  8. OLFSON M., AMEROFF M.J., MARCUS S.C., REENBERG T., SHAFFER D.,. – National trends in hospitalization of youth with intentional self-inflicted injuries. Am. J. Psychiatry., 2005, 162(7):1328-35.
  9. REY R., – Histoire de la douleur. La découverte, Paris, 1993.